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Le coût humain de la criminalité financière, entretien avec Jinisha Bhatt

Entretien avec Jinisha Bhatt, enquêtrice spécialiste de la criminalité financière, pour discuter du lien entre le blanchiment d’argent et la traite des êtres humains, du rôle de la technologie et de l’importance de la collaboration.

Lorsque l’on évoque les ramifications de la criminalité financière comme le blanchiment d’argent, on parle souvent de son impact sur le système financier ou une entreprise, mais vous parlez également du « coût humain de la criminalité financière ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

Lorsque j’ai commencé à enquêter sur la criminalité financière, ce qui m’a le plus frappé dans les cas de blanchiment d’argent, de corruption et de traite des êtres humains, c’est la façon dont cela déstabilise les entreprises et les gouvernements en place et, par conséquent, la société.  

Ce sont les groupes les plus marginalisés qui sont les premières victimes d’une société corrompue et rongée par la criminalité financière. Il existe une corrélation directe entre ce taux de criminalité et les crimes violents.

Quel est le lien entre le blanchiment d’argent et, par exemple, la traite ou l’exploitation des êtres humains ? Quel impact non financier aurait l’éradication de la criminalité financière sur la société en général ?

L’inclusion financière est le meilleur moyen de parvenir à une société plus pacifique, plus équitable et plus juste. Éradiquer la criminalité financière permettrait une meilleure répartition de l’argent public et privé, en redistribuant la richesse confisquée par les auteurs de blanchiment d’argent et les fonctionnaires corrompus.  

Cela permettrait de bénéficier de meilleurs services sociaux, de villes plus sûres, d’une meilleure éducation et de davantage de mobilité sociale et économique. 

Le principal moteur d’une nation prospère n’est pas seulement la richesse, mais une répartition égale et équitable de celle-ci.

On estime que moins de 1 % des bénéfices issus de l’exploitation des êtres humains et transitant par le système bancaire sont détectés. Seuls 0,8 % des trafiquants sont poursuivis. Et à peine 0,2 % des victimes sont secourues chaque année. Quelles sont les raisons qui expliquent ces chiffres, en particulier le taux de détection de 1 % ?

La traite des êtres humains est un crime par nature éphémère. Si les institutions ne parviennent pas à la détecter au moment où elle a lieu, elles ne pourront pas transmettre leurs renseignements aux régulateurs et autorités. Pour améliorer la surveillance, les institutions financières doivent créer des règles de détection non transactionnelles — par exemple des changements réguliers de métadonnées ou de langue de l’appareil, des annulations fréquentes de cartes de crédit ou l’utilisation récurrente de certains mots-clés dans les mémos de transaction. Pour renforcer la collecte de renseignements, les institutions financières peuvent également :

  • Créer une carte des identifiants de distributeurs automatiques de billets (DAB) et/ou d’agences souvent utilisés ;
  • Effectuer des recherches de couverture médiatique négative sur les noms d’utilisateur/alias des clients ;
  • Mener régulièrement des investigations en sources ouvertes (OSINT) sur les utilisateurs suspects et leur réseau.  

D’après mon expérience personnelle, je suis convaincue que la principale raison pour laquelle nous ne parvenons pas à poursuivre les criminels et à aider les victimes est un manque général de collaboration, à la fois entre les secteurs public et privé et au sein de chaque secteur. Ce manque de collaboration s’explique en grande partie par la présence de réglementations extrêmement strictes et archaïques de protection de la vie privée. De nombreuses grandes institutions avec d’importantes bases de données s’appuient encore sur d’anciens systèmes. Il existe de nombreux outils sophistiqués basés sur l’intelligence artificielle et les registres distribués qui permettent de partager des données en toute sécurité et de manière chiffrée.  

Une autre raison pour laquelle nous avons du mal à porter assistance aux victimes est le manque de services spécifiques. De nombreux survivants ont du mal à trouver un logement sûr et stable, en particulier lorsqu’ils sont aux prises avec une dépendance. En l’absence de services facilement accessibles qui s’adressent spécialement à eux, on constate un taux élevé de revictimisation. Un survivant lambda est en moyenne revictimisé 5 à 13 fois avant de pouvoir s’émanciper. Et dans l’intervalle, les victimes sont exclues financièrement par les institutions, en particulier lorsque leur solvabilité et leur identité ont été compromises.

Pourriez-vous nous parler un peu plus de votre travail d’identification des trafiquants, en particulier grâce aux nouvelles technologies ?

En tant qu’enquêtrice dans le domaine de la criminalité financière, je me suis rendu compte que notre approche de la traite des êtres humains était fragmentée. Les données révèlent que de nombreux pays n’ont identifié qu’à peine 1 % des victimes de traite des êtres humains sur leur territoire. Le taux de poursuite dans de nombreux pays est également d’environ 1 %. Mon objectif est de tirer parti des technologies et de la data pour combler les carences et prendre en charge le plus grand nombre possible de survivants, tout en soutenant les enquêtes judiciaires. Mon équipe de bénévoles et moi-même mettons en place pour cela différents outils de traitement des données, de cartographie et d’OSINT.  

Par exemple, en partenariat avec des ingénieurs spécialisés dans les données et le machine learning, nous récupérons les annonces d’escort girls sur les forums actifs dans les différentes villes, puis nous traitons les données et déployons des outils de machine learning pour prédire où les activités de trafic les plus manifestes pourraient avoir lieu.  

Nous travaillons ensuite en collaboration avec des enquêteurs spécialistes de l’OSINT et de la lutte contre le blanchiment d’argent pour créer des fichiers de renseignements sur les réseaux de trafiquants affichant un niveau élevé de risque.  

Nous utilisons ensuite des outils pour regrouper et cartographier les réseaux les plus dangereux afin que nos bénévoles sur le terrain puissent approcher les victimes et les extraire en toute sécurité. Nous envoyons également nos fichiers de renseignements aux forces de l’ordre, aux autorités de régulation financière et aux associations partenaires.  

Notre succès dépend d’une véritable action interdisciplinaire et de nombreuses solutions technologiques.

Jinisha Bhatt, enquêtrice en criminalité financière.

Diriez-vous que cette approche spécifique des enquêtes sur la criminalité financière facilite ou entrave parfois votre travail ? Que peut-on faire de plus pour sensibiliser les institutions au lien entre la criminalité financière, la traite des êtres humains et le financement du terrorisme ?

Je dirais que cette approche nous rappelle qu’il est essentiel de ne pas se limiter aux transactions lors des enquêtes sur la criminalité financière. Les délits qui rapportent le plus sont souvent les plus odieux, et les institutions financières n’ont tout simplement pas les moyens de les combattre à elles seules. Il ne s’agit pas de sensibiliser plus, mais mieux, avec des experts de terrain présentant les choses de manière nuancée et en se basant sur des cas concrets. Il est grand temps que les institutions travaillent en tandem avec les survivants, les gouvernements, les services d’aide aux victimes, les services médico-légaux, les forces de l’ordre et, bien sûr, entre elles.

Vous avez récemment rejoint l’univers des cryptomonnaies. Y a-t-il une différence dans les types de crimes financiers, ou leur facilité de mise en œuvre, entre le monde crypto et celui de la finance traditionnelle ?

La traçabilité et la rapidité des transactions sont les principales raisons qui m’ont poussée à me lancer dans les enquêtes crypto. Avant de changer de secteur, j’ai investi dans une formation en criminalistique sur la blockchain et j’ai été séduite par l’infrastructure et la communauté dédiée à la conformité au sens large dans le monde des cryptomonnaies. Si de nombreux types de criminalité financière sont les mêmes dans la finance décentralisée et la banque traditionnelle, j’ai accès en tant qu’enquêtrice à bien plus de données transactionnelles dans l’univers crypto grâce aux grands livres distribués et aux explorateurs de blocs. Je mène également mes investigations de manière plus rapide et proactive tout en collaborant avec d’autres plateformes de cryptomonnaies qui respectent la législation en vigueur.

Quel rôle joue la technologie dans la détection de la criminalité financière ? Si les criminels utilisent des techniques de plus en plus perfectionnées, comment les organisations peuvent-elles garder une longueur d’avance sur les réseaux internationaux ?

Je pense que la principale difficulté est l’absence d’échange d’informations efficace entre les organisations.

Même si les organisations individuelles disposent des meilleurs outils et talents, elles n’ont qu’une vision limitée de l’ampleur des opérations de criminalité financière.

Jinisha Bhatt, enquêtrice en criminalité financière.

Si nous voulons prendre les devants, nous devons travailler ensemble et déployer la meilleure technologie interopérable et collaborative possible. Certains des meilleurs cas d’utilisation d’IA prédictive que j’ai pu observer ont été déployés dans le cadre de la lutte contre la criminalité financière. Ils ont obtenu d’excellents résultats lorsque plusieurs institutions financières se sont associées afin de lutter contre des crimes tels que la traite des êtres humains.

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Jody Houton
Content Manager chez IDnow
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